Le Narcisse procrastinateur
En plus de s’extasier ou au contraire de se lamenter du nombre de lecteurs assidus parmi les jeunes et les étudiants, on nous parle de plus en plus des raisons de lire. Lit-on par plaisir ? Parce qu’on est obligé ? Je suis toujours satisfait quand il y a une légère esquisse de modélisation dans les préoccupations publiques. On constate les phénomènes, on essaie de les expliquer, c’est toujours un début… Quoiqu’il en soit, moi en ce moment, je me pose des questions sur les raisons d’écrire… Chacun ses soucis vous me direz. Et moi j’en ai un à court terme, j’ai promis un manuscrit à mon éditeur pour début septembre. Et là, alors que j’ai l’impression que cet été vient à peine de commencer, tout le monde parle de rentrée !
Il y a toujours eu une dualité dans la production « culturelle », qu’elle soit artistique (littérature, musique, peinture, etc.) ou éducative : d’un coté l’expression de soi, l’art désintéressé qui à l’instar du Parnasse doit presque paraître inutile, sans aucun objet fonctionnel et de l’autre côté le simple appât du gain. Pas d’inquiétude je ne vais pas me lancer dans une tentative de résolution de cette ambiguïté comme Freud en nous expliquant que dans tous les cas, tout n’est que sublimation. Enfin sans être philosophe, on comprend bien qu’il puisse y avoir un juste milieu entre la raison financière et l’œuvre, chacune nourrissant l’autre. Mais tout ceci trouve mieux à s’appliquer pour la création artistique. Pour la production culturelle éducative quand on est enseignant-chercheur, c’est souvent juste parce qu’on est « obligé ». D’une part, il est vrai que ça fait tout simplement partie du métier. On passe l’année à produire du discours scientifique qui n’est pas forcément accessible (ni utile) au profane et qui s’adresse au reste de la communauté scientifique. Donc de temps en temps, il faut bien « traduire » tout cela pour les étudiants ou toute personne intéressée par le domaine. On parle de vulgarisation, ou de pédagogie selon le public. Dans tous les cas, il s’agit bien du cœur du métier d’enseignant-chercheur : le transfert de connaissance. Mais il y a également autre chose : la crédibilité. Très vite j’ai remarqué quand j’ai pris mes fonctions que mes collègues qui avaient écrit des livres « grand public » bénéficiaient d’une meilleure image auprès des étudiants. J’avais beau mettre tout mon art à faire un cours intéressant, vivant, je voyais bien dans les discussions que LA référence dans la matière était mon collègue, tout simplement parce qu’on voyait son livre à la FNAC ou sur Amazon…
Confronté à la rédaction d’ouvrage par « nécessité » on se retrouve un peu comme le doctorant devant sa thèse, la dernière année, en phase de rédaction. Alors le bon côté des choses c’est que cela rajeunit un peu, mais il y a tout un ensemble de choses qui reviennent qui sont un vieux réflexe peut être acquis pendant la thèse ou peut-être est-ce quelque chose de plus fondamentalement humain : la procrastination ! Pour ceux qui ont la chance de ne pas connaître ce mot pompeux, c’est tout simplement la tendance à remettre à plus tard ce qu’on a à faire. Tous les matins je me mets à mon bureau entre 7h et 8h du matin, je ne pense pas avoir écrit un seul mot cet été avant 10 ou 11h. Souvent je démarre enfin à l'heure du repas... et il faut donc que je reporte après le déjeuner…
Procrastiner c’est un vrai travail. Il ne s’agit pas juste de se dire, je vais le faire plus tard, il s’agit aussi de faire autre chose à la place. Quelque chose de basique mais qui rapporte une gratification rapide voire immédiate. Je pense que tous les thésards ou ex-thésards savent de quoi je parle. Jamais mon bureau n’est aussi bien rangé que quand j’ai une tâche qui me stresse à réaliser. Je balaie, je fais la cuisine, je joue de la musique, je tonds le jardin… toute ces tâches sont simples, concrètes. On a beau dire, mais dans chacune de ces activités, on a un résultat, on voit ce qu’on vient de faire, on produit quelque chose dont on peut se satisfaire. Et cet alibi est inépuisable : l’herbe pousse toujours, il faut se nourrir, et on peut toujours nettoyer un peu mieux et quand bien même on parviendrait au rangement et au nettoyage parfait, la poussière est toujours notre alliée pour qu’on s’y remette ! Le blog c’est super aussi ! On fait un billet, on y met un titre, on attend que les commentaires viennent pour y répondre. Le soir on regarde les statistiques et on voit si le sujet a plu. Un livre, une thèse, c’est plus long, il faut savoir attendre. Tous les jours quelques pages, et puis un jour enfin, c’est fini, imprimé et posé devant soi. On a enfin un objet, quelque chose de concret qui est censé valoir pour tous ces moments passé à faire autre chose. Et quand on le voit on se dit que tout ce temps pour 300 pages… en faisant le calcul, même à deux pages par jour, c’est fait en 5 mois…
Alors pourquoi reporter ? Pourquoi reculer… J’avoue que je n’en sais rien. Je pense que nous avons tous cette tendance à préférer les gratifications immédiates plutot qu'oeuvrer plus longuement pour les obtenir plus tard (même si elles sont plus grandes)...Ce n'est pas que je manque d'inspiration, ou de contenu. Au contraire. Tout est bien clair dans ma tête, ce sont des choses que j'enseigne, qui sont structurées par des heures et des heures à les expliquer aux étudiants de tous niveaux. C'est tellement bien dans ma tête en fait… qu’il faut que je me rappelle à quel point c’est important que je le sorte de là pour le coucher sur du papier.
En attendant... C’est l’heure d’aller manger... Je travaillerai plus tard !